50 ans après la mort de Franco : quelle fut l’attitude des intellectuels face au régime ?
50 ans après la mort de Franco : quelle fut l’attitude des intellectuels face au régime ?
hschlegel
mer 19/11/2025 - 17:00
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Il y a cinquante ans mourrait Francisco Franco. Avec lui disparaissait la dictature instaurée à la suite de la guerre civile espagnole qui opposa, de 1936 à 1939, les républicains aux putschistes nationalistes menés par le Caudillo. Son souvenir hante toujours l’Espagne, qui annonçait récemment établir une liste de symboles franquistes à retirer de l’espace public. Retour sur le positionnement des intellectuels face au régime du général.
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Les soutiens
Le franquisme eut son petit cercle de penseurs – on peut notamment citer le poète et essayiste Dionisio Ridruejo, cofondateur de l’organisation fasciste la Phalange aux côtés de José Antonio Primo de Rivera et Ernesto Giménez Caballero, l’un des introducteurs du fascisme en Espagne. Il eut également ses intellectuels martyrs comme José Calvo Sotelo, essayiste monarchiste dont l’assassinat par un socialiste poussa Franco à se joindre au coup d’État en préparation contre la République, ou l’essayiste, écrivain et ambassadeur Ramiro de Maeztu qui, capturé par les républicains, fut fusillé 29 octobre 1936.
En ce qui concerne spécifiquement les philosophes qui soutinrent sans ambiguïtés le régime de Franco, on peut citer Eugenio d’Ors, initiateur du noucentisme catalan, un courant de pensée anti-moderne, qui intégra la Phalange espagnole et fut nommé chef de la Jefatura Nacional de Bellas Artes (ministre des Beaux-Arts). Pedro Laín Entralgo fut également l’un des intellectuels importants de la Phalange. Pendant la guerre civile espagnole, il collabora à Arriba, un journal franquiste. Après la guerre, il fut nommé à la première chaire d’histoire de la médecine du pays, à l’université de Madrid. De son côté, Manuel García Morente, philosophe néo-kantien influencé par Bergson et Le Déclin de l’Occident de Spengler, ne soutint jamais explicitement le régime franquiste, ni n’en fut un intellectuel « organique ». Mais, destitué de ses fonctions à l’université de Madrid après l’éclatement de la guerre civile et exilé à Paris, il rejoint l’Espagne en 1938 pour entrer au séminaire. Sa conversion religieuse le pousse à adopter des positions hostiles au marxisme et au rationalisme républicain.
Les opposants
Les intellectuels opposés au franquisme furent nombreux. De grands noms de la pensée signèrent notamment un texte commun en faveur de la République en 1936, comme le raconte Paul Aubert dans « Les intellectuels espagnols face à la guerre civile (1936-1939) » : « Les soussignés déclarons que, face à l’affrontement qui a lieu en Espagne, nous sommes aux côtés du Gouvernement de la République et du peuple, qui avec un héroïsme exemplaire lutte pour ses libertés. » On peut citer l’érudit et philologue Ramón Menéndez Pidal, le poète Antonio Machado, l’écrivain Ramón Pérez de Ayala, le poète platonicien Juan Ramón Jiménez, etc. L’universitaire, médecin et penseur Gregorio Marañón fut également des signataires, mais il s’exila dès 1936 et fut le concepteur de « théories sur la sexualité et sur le genre que les intellectuels organiques du régime franquiste s’empressèrent d’instrumentaliser pour cautionner une politique nataliste drastique et légitimer la relégation des femmes espagnoles dans le domaine privé du foyer », souligne Marie-Aline Barrachina dans « Le Docteur Gregorio Marañón, ou la plume militante de l’endocrinologue ». Comme le note cependant Hugh Thomas dans The Spanish Civil War, « les atrocités et l’influence croissante des communistes ont poussé tous ces hommes à saisir la moindre occasion qui se présentait pour fuir à l’étranger. Là-bas, ils renièrent leur soutien à la République » le plus souvent.
“Vous vaincrez, mais ne convaincrez pas” Miguel de Unamuno
Il en va tout autrement pour le philosophe Miguel de Unamuno, recteur de l’université de Salamanque l’un des plus influents penseurs espagnols de l’époque. « La République l’avait déçu, il avait admiré certains jeunes phalangistes et avait financé le soulèvement. » Bref, il fut d’abord un soutien du camp nationaliste. Mais tout change rapidement. Alors que le régime célèbre, le 12 octobre 1936, le Jour de la Race à l’université de Salamanque, Unamuno prend la parole et attaque les franquistes réunis :
“Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. [...] Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader, il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne”
Exfiltré de la cérémonie, le philosophe fut révoqué du rectorat et assigné à résidence.
Si certains des exilés changèrent de position sur la situation en Espagne, d’autres demeurèrent fidèle aux idées républicaines. María Zambrano, notamment, qui avait soutenu la création de la IIe République en 1931 et se rangea du côté des républicains en 1936. Après la victoire des nationalistes, elle quitta l’Espagne pour ne rentrer à Madrid qu’en 1984, neuf ans après la mort de Franco. Si elle garda, pour l’essentiel, le silence sur le franquisme pendant ses années d’exil, ses textes portent la marque allusive d’une dénonciation de la dictature. Elle écrira : « La démocratie n’est pas seulement un système politique, mais un mode de vie qui respecte la dignité de chaque personne. » Autre grand intellectuel critique, Rafael Altamira fut arrêté par les carlistes [mouvement monarchiste catholique] peu après le début de la guerre civile alors qu’il s’apprêtait à fuir le pays. Tandis qu’il devait être fusillé, le général Miguel Cabanellas le sauve. Altamira prend la route de l’exil et atterrit au Mexique. Il refusera toujours les invitations du régime franquiste à regagner l’Espagne.
“La démocratie n’est pas seulement un système politique, mais un mode de vie qui respecte la dignité de chaque personne” Maria Zambrano
Parmi les penseurs pro-républicains, il faut encore mentionner le socialiste et ancien ministre Fernando de los Ríos, Claudio Sánchez-Albornoz, licencié de philosophie et également ancien ministre, les poètes du groupe « Génération de 27 » Luis Cernuda et Manuel Altolaguirre, l’écrivain José Moreno Villa, ou encore le philosophe et sociologue Julián Marías qui, lorsqu’éclata la guerre civile, s’engagea aux côtés des républicains et écrivit dans la presse antifranquiste. Après la victoire de Franco, il fut emprisonné pendant trois mois. Libéré, son parcours universitaire sera semé d’embûches. En 1942, sa thèse doctorale est suspendue, lors de la présentation, par le directeur de l’université à cause de divergences idéologiques. Marías est finalement autorisé à soutenir sa thèse en 1949 et obtient son doctorat, mais il est interdit d’enseignement dans les universités. Xavier Zubiri, philosophe très influencé par la phénoménologie, s’exila quant à lui en France au moment où éclate le conflit mais rejoignit finalement son pays en 1939 et accepta la chaire de philosophie à l’université de Barcelone. Il est cependant contraint par le régime à renoncer à ses fonctions académiques en 1942.
Les ambigus
C’est sans doute le plus important philosophe espagnol qui fut, en ce qui concerne le franquisme, le plus ambigu. Pendant la guerre civile, José Ortega y Gasset prend discrètement parti pour les nationalistes. Dans « Un philosophe en exil : José Ortega y Gasset entre la guerre civile espagnole et la Seconde Guerre mondiale (1936-1945) », Eve Giustiniani résume :
“Le désenchantement républicain, associé à un anticommunisme viscéral […] sont les principaux facteurs expliquant le choix du camp franquiste pendant la guerre civile. Même s’il s’agit vraisemblablement davantage d’un choix par défaut que du résultat d’une véritable conviction”
Le franquisme ne correspond pas franchement à l’idéal politique d’Ortega y Gasset, hostile au nationalisme. Sa devise, note Giustiniani, pourrait être « “liberté, pluralisme, continuité” : liberté de l’individu, pluralisme de la société, continuité des institutions. Trois fondements qui se trouvent à l’opposé de l’étatisme oppressant et destructeur caractéristique de toute entreprise révolutionnaire, qu’elle soit de droite ou de gauche ». Face aux socialistes, le franquisme apparaît cependant comme un moindre mal. Un part du philosophe espérait peut-être, en un sens, que la victoire de Franco soit ce moindre mal, et qu’il permette la renaissance de l’idée libérale qu’il défendait : « Le “totalitarisme” sauvera le “libéralisme”, en déteignant sur lui, en l’épurant, grâce à quoi nous verrons bientôt un nouveau libéralisme tempérer les régimes autoritaires. »
“Le ‘totalitarisme’ sauvera le ‘libéralisme’, en déteignant sur lui, en l’épurant” Ortega y Gasset
Quoiqu’il en soit, quand la guerre civile éclate, Ortega y Gasset fait le choix de l’exil, et « sa position politique reste privée ». Il « accepte de participer discrètement à la propagande franquiste », en écrivant quelques articles à destination du public étranger, mais il « rectifie vite sa position en critiquant, d’un point de vue philosophique, les régimes dictatoriaux », dont il condamne la violence. Si l’on peut dire, « Ortega [donnait] au camp national quelques preuves de “bonne volonté” (afin d’éviter la persécution), tout en ne prenant jamais explicitement parti pour le franquisme (pour sauver son honneur de libéral) ». De retour en Espagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Ortega y Gasset ne retrouve pas sa position de philosophe « majeur » : il est marginalisé, et surveillé par le régime.
Les étrangers
Des intellectuels non espagnols s’engagèrent lors de la guerre d’Espagne. Plusieurs rejoignirent spontanément les rangs républicains comme André Malraux ou George Orwell, qui écrit dans son Hommage à la Catalogne (1938) :
“Il s’agissait essentiellement d’une guerre des classes. Si elle avait été gagnée, la cause des gens ordinaires partout dans le monde aurait été renforcée. Elle a été perdue, et les bénéficiaires de dividendes du monde entier se sont frotté les mains. C’était là le véritable enjeu ; tout le reste n’était que mousse à la surface”
Quoique pacifiste, Simone Weil elle aussi se joignit aux anarchistes de la colonne Durruti : « Je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière et bavardent de ce qu’ils ignorent. » Le cynisme barbare qu’elle observe y compris dans le camp républicain la glace. « Je n’ai jamais vu personne même dans l’intimité exprimer de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé. » La philosophe sort profondément marquée par cette expérience : « Le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme. »
“Ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est ceux qui se trouvent à l’arrière et bavardent de ce qu’ils ignorent” Simone Weil
Enfin, de nombreux philosophes soutinrent à distance les républicains. Citons ainsi le célèbre « trio » français constitué par Camus (« Toute sa vie, Albert Camus est resté fidèle à la République espagnole pour être fidèle à lui-même », écrit Jean-Yves Guérin dans « Camus et la guerre d’Espagne »), Beauvoir (« Nous plongeâmes dans le drame qui pendant deux ans et demi domina toute notre vie : la guerre d’Espagne ») et Sartre, qui écrira un texte sur le franquisme en guise de préface à La Fin de l’espoir, un texte signé Juan Hermanos – pseudonyme de Marc Saporta – partiellement publié dans la revue Les Temps modernes.
novembre 2025