Féminicide : Consciente qu’il pouvait la tuer, la compagne du policier avait réuni des preuves
La vie d’Amanda, étranglée par son conjoint en 2022, aurait peut-être été épargnée si les multiples alertes avaient été prises au sérieux. Le gardien de la paix, réputé « violent » et « maladivement jaloux », avait fait l’objet d’une main courante, et de deux plaintes : l’une classée sans suite, l’autre sanctionnée d’un simple stage. Jusqu’à jeudi, Arnaud Bonnefoy, 33 ans, comparaît à la cour d’assises de Paris pour meurtre aggravé.
Photo : ©Florence Piot/AdobeStock
Le Marseillais supportait difficilement son affectation au commissariat du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), où ses collègues le trouvaient « instable, colérique, imprévisible, voire violent », « perturbé et fragile », « sanguin », l’un d’entre eux estimant qu’il avait « les muscles, mais pas le cerveau ». Il était « nonchalant », « peu motivé, peu compétent », « bâclait les plaintes » et passait son temps sur le réseau de rencontres Tinder , « se vantant » d’y multiplier les conquêtes. Grâce à l’application, il avait rencontré Amanda, alors âgée de 29 ans, comme lui. La jeune femme ignorait tout du passé de ce policier, dont le métier lui inspirait confiance.
Décrite comme « empathique, bienveillante, pleine de joie », « intelligente, saine et émotionnellement stable », attachée à sa famille, elle s’était éprise d’Arnaud Bonnefoy en 2020. Elle l’avait aimé jusqu’à ce que son existence devienne insupportable. Amanda ne savait pas que Laure* et Tania*, avant elle, avaient vécu un enfer à cause de sa « jalousie morbide », qu’a établie l’experte psychiatre.
De ses compagnes, il exigeait qu’elles lui soient exclusivement dévouées.
« J’ai serré fort, elle n’a pas compris ce qu’il se passait »
Le 27 janvier 2022, après une journée de télétravail chez Arnaud Bonnefoy, dans le XIX e arrondissement parisien, Amanda lui annonce son intention de le quitter – « ils se séparaient toutes les trois, quatre semaines. Elle avait tenté de partir une dizaine de fois », témoignera sa mère. À 19 h 08, atteste une vidéo découverte sur le compte iCloud de la jeune femme, il l’empêche de quitter l’appartement : « Torse nu, virulent, il bloque sa sortie, cherche à attraper son téléphone », relate le juge dans son ordonnance de mise en accusation. Amanda se résout à rester pour la nuit. Elle dort dans le lit, et lui par terre.
La suite est racontée par l’accusé, mis en examen pour meurtre aggravé.
Vendredi 28 janvier, tandis qu’elle se prépare pour aller à son bureau, une nouvelle dispute éclate. Elle le traite de « connard », de « loser », dit qu’elle « mérite mieux » : « À ce moment-là, je perds complètement les pédales », explique-t-il. Il la saisit des deux mains à la gorge, par derrière, lui intime « d’arrêter de dire ces choses qui [lui] font mal », et serre. « J’ai serré fort, elle n’a pas compris ce qu’il se passait. » Il se dit « dans un état second », mais ne minimise pas ses actes. Puis, surpris de la voir inconsciente au sol, il asperge d’eau son visage avec le pommeau de la douche.
Réalisant qu’elle est décédée, il s’assoit sur son lit, songe à se suicider avec son arme de service. Finalement, il prend la fuite, non sans avoir jeté dans une poubelle leurs deux téléphones et l’ordinateur d’Amanda.
Inquiète de ne pas le voir au commissariat, sa hiérarchie, qui le sait fragile et instable, envoie les policiers du 19 e chez lui. Ils découvrent Amanda, sa chevelure encore mouillée ; trop tard pour la réanimer.
Le médecin légiste confirme la mort par strangulation.
« Tu vas regretter tout ce que tu m’as fait (…) je vais te crever »
La cavale d’Arnaud Bonnefoy, suivie par tous les médias, dure 25 jours. Il dort dans sa voiture, l’abandonne, se fait héberger dans un foyer pour SDF de la Somme, traverse la France en BlaBlaCar, arrive chez son père dans le Var le 22 février. Il se constitue prisonnier. Il avoue le crime, de sa première audition à la dernière, en avril 2024, se prête à la reconstitution.
L’information judiciaire va combler ses trous de mémoire et sa tendance à se poser en victime d’une soudaine perte de contrôle. D’abord, la famille de la défunte confirme que la relation était « conflictuelle », « toxique », les « crises de jalousie », continuelles ; les parents et frère d’Amanda avaient assisté à « des jets d’objets », « des grosses bousculades ». Ils donnent aux enquêteurs les fichiers sauvegardés sur le Cloud (espace numérique) par Amanda : inquiète, elle avait accumulé des preuves en cas de malheur.
Les messages d’Arnaud Bonnefoy démontrent qu’il l’insultait, la menaçait depuis le 25 avril 2020, quatre mois après le début de leur relation jusqu’en décembre 2021. Extraits des échanges audios : « Grosse merde, tu ne seras jamais en paix tant que je serai en vie » ; « tu vas regretter ce que tu m’as fait » ; « je vais te crever » ; « je souhaite que tu crèves » ; « dernier conseil, fais attention à toi », etc.
En réponse, on entend Amanda le traiter de « psychopathe » : « Tu me fais peur » ; « je vais prévenir ton commissariat ». Elle s’auto-adresse des mails intitulés « preuves ». Le dernier, écrit à 2 h 27, se termine par : « Personnes à prévenir au cas où. » Enfin, elle se confie à un collègue d’Arnaud : il lui conseille « de porter plainte ». « La justice ne rigole pas avec les violences, surtout si elles viennent d’un agent de police », ajoute-t-il.
Le calvaire de Laure, puis de Tania, et la main courante inutile
Pourtant, la justice avait déjà eu affaire à Bonnefoy, sur plainte de Laure, en octobre 2019. Entendue, elle a expliqué le harcèlement, les coups. Vols de ses affaires, surveillance par logiciel espion, sa gorge serrée à deux mains, appartement et mobilier saccagés, crachats, chat jeté à la rue, etc.
Plainte classée sans suite.
Il continue « à la fliquer », lui ouvre une arcade sourcilière d’un coup de tête, la force à avoir un rapport sexuel. Elle retourne voir la police. Alors, le parquet de Créteil réagit… ordonnant au policier d’effectuer un stage de sensibilisation aux violences conjugales !
Auparavant, Tania, entrée dans la vie d’Arnaud Bonnefoy en 2017, restée jusqu’en 2018, avait enduré un calvaire à peu près similaire. Le soir de leur rencontre, il l’avait prévenue : « Tu es ma femme, tu es à moi. » La privant de relations amicales, la filant constamment, il la faisait chanter avec des photos compromettantes, prises à son insu durant leurs ébats. Tania aussi a été maltraitée, jetée dans un escalier, cible de crachats, d’insultes, de vols chez elle, de coups, d’une tentative d’étranglement. Une fois, il a appuyé sur sa sonnette « durant 23 heures d’affilée ». Le jour de leur rupture, il l’a appelée 150 fois… Quelques mois plus tard, il a détruit sa terrasse et cisaillé tous ses vêtements.
Amanda aussi a appelé au secours. Le 9 juin 2021, elle a déposé une main courante, après avoir été escortée par des gardiens de la paix à l’extérieur du domicile de Bonnefoy, qui agissait « comme un fou ». Elle a dénoncé la violence de son compagnon, plusieurs fois. En vain.
La justice a failli, comme la police. Les supérieurs d’Arnaud Bonnefoy lui avaient confisqué son arme pendant six mois, ils ne l’avaient pas écarté, en dépit de rapports négatifs, de leur conscience des violences sur conjointe. Ils ont reçu des avertissements et un blâme après la mort d’Amanda.
* À l’exception du prénom de la victime, tous les autres sont modifiés