Djihadisme, populisme : même combat, par Hélène L’Heuillet
Djihadisme, populisme : même combat, par Hélène L’Heuillet
hschlegel
mer 12/11/2025 - 17:00
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10 ans après les attentats du 13 novembre 2015, comment le terrorisme nous a-t-il changés ? Pour la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet, la montée en puissance du populisme nationaliste obéit, au fond, à la même logique que le djihadisme : la haine du langage.
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Une attaque qui a “réussi” ?
De la soirée du 13 novembre 2015, je garde le souvenir de la longue file d’attente devant le Bataclan, sur laquelle, dans l’attente du bus 56, je promenais un regard distrait tout en cherchant une idée de manteau d’hiver, mais aussi la fugace bousculade causée par un homme pressé qui criait presque au téléphone que « Non, ce n’était pas la poste mais une banque », et puis, bien sûr, comme nous tous, l’anxiété pour les proches, dans le vacarme des sirènes et des hélicoptères. Je ne cesserai sans doute jamais de me demander qui vit encore parmi les personnes aperçues dans l’insouciance d’une fin de semaine, dans la douceur d’une soirée automnale.
“Quand l’attaque n’est causée par aucune raison précise sur laquelle on a prise, on reste pétrifié dans l’attente de sa possible répétition”
Le 15 novembre, déjà, l’univers familier était changé. Obstinément, les cafés des rues Oberkampf, Saint-Maur, Jean-Pierre Timbaud se sont remplis — sans mot d’ordre ni concertation. Dans ces lieux ordinairement si bruyants, personne ne parlait. Sidération, deuil et besoin d’être ensemble témoignaient du trauma à vif. Le temps a passé. La salle de concert flambant neuve laisse à nouveau s’étirer la foule de ceux et celles qui s’y rendent. Les plaies de ceux qui n’ont pas été frappés de trop près semblent s’être cicatrisées.
Un événement tel que celui-ci laisse cependant des traces, bien au-delà des quartiers ensanglantés ce jour-là. Telle est la réussite de l’acte terroriste qu’en attaquant une série de personnes prises au hasard au milieu de leur vie quotidienne, il atteint, par identifications emboîtées, toute la société, et même au-delà. Quand l’attaque ne trouve sa cause dans aucune raison précise sur laquelle on puisse agir en amont, on reste pétrifié dans l’attente de sa possible répétition, n’importe quand, n’importe où.
Le 13-Novembre, à l’origine de la crise populiste actuelle ?
En 2015, les discours de haine étaient déjà sortis du refoulement dans laquelle l’histoire parvient de temps en temps à les contenir. La haine djihadiste s’était largement répandue – par exemple en Algérie, où à partir de 1990, les « Afghans » (ainsi nommés car entraînés dans les camps de Ben Laden) avaient terrorisé pendant une décennie entière la population algérienne, aux États-Unis le 11 septembre 2001 dans le fracassement spectaculaire des Twin Towers et de l’attaque du Capitole, en Espagne et Royaume-Uni les 11 mars 2004 et 7 juillet 2005, lorsque des bombes explosèrent dans les transports à Madrid puis à Londres. Parallèlement, la haine populiste avait commencé son entreprise de déstabilisation des esprits bien avant aujourd’hui. En 1984, le parti de Jean-Marie Le Pen a franchi la barre symbolique des 10% de suffrages exprimés, causant un choc national.
“La grande crise populiste que nous traversons aujourd’hui ne résulte-t-elle pas aussi de la terreur qui figea la France le 13-Novembre ?”
Mais il s’est passé quelque chose depuis 2015. Le FN et son héritier, à partir de 2018 le Rassemblement national, n’ont cessé de gagner des voix, jusqu’à cet automne 2025 où le journal Libération, analysant les résultats de son baromètre Viavoice, titre : « Une majorité de Français se disent prêts à “voter pour le RN à l’avenir” ». Si le phénomène est évidemment plurifactoriel, on peut néanmoins se demander si cette grande crise populiste que nous traversons (et qui s’est accentuée après 2015) ne résulte pas en partie de la terreur qui figea la France en quelques minutes le 13-Novembre. C’est en effet tout le contexte, au sens propre d’univers discursif, qui s’est infléchi en dix ans vers l’extrême droite. Se revendiquer politiquement à gauche est devenu désuet et un peu stupide. Quand on a été bercé à l’évidence de l’antiracisme, on se trouve soudain en porte-à-faux. Le discours commun exprime implicitement une demande, celle de « clarifier ses positions », de choisir son camp, même hors situation de guerre déclarée. Le cosmopolitisme, qui avait connu un regain d’intérêt dans les années 2000 et 2010 avec la publication successive de plusieurs ouvrages (Ulrich Beck, Kwame Antony Appiah, Louis Lourme, Yves Charles Zarka notamment) n’est pratiquement plus invoqué par quiconque. Il y a dix ans, quand on était à gauche, il fallait lutter contre la tentation de ses amis politiques de trouver des excuses aux tentations radicales des jeunesses des banlieues. C’est désormais inutile car personne ne se risquerait plus à de telles analyses. Aujourd’hui, il faut plutôt s’atteler à démonter les amalgames entre les musulmans et les djihadistes, entre les Juifs et les Israéliens, entre les Israéliens soutenant leur gouvernement et ceux qui les critiquent. Il faut aussi sans relâche s’atteler à démentir les rumeurs de « grand remplacement » qui réussissent à faire croire à des parties entières de la population que les musulmans seraient majoritaires dans le monde et en France.
Djihadisme, populisme : la haine en commun
La relation entre les attentats de 2015 et la crise populiste obéit-elle à un schéma action/réaction ? Le croire reviendrait à méconnaître la relation spéculaire entretenue depuis longtemps entre terrorisme et populisme. Dans le populisme comme dans le djihadisme, on a en effet affaire à une mise en acte de la haine, dans la double forme de la haine de soi et de la haine de l’autre – haine de soi comme autre, haine de l’autre qui détient toujours une part de soi. La puissance opératoire de la haine passe par ce redoublement de la haine dans laquelle la haine de soi sert de levier à la haine de l’autre. Les engagements djihadiste et populiste, malgré ce qui les sépare, ont en commun de délester le sujet de la haine de soi en la projetant sur l’autre, et de projeter sur soi la haine de l’autre. C’est ce que signifie l’idéal de pureté dans les deux cas.
“Le populisme n’est pas une réaction au djihadisme, mais la poursuite du désaveu de la politique par d’autres moyens”
Tant qu’on n’a pas tué de mécréants, dans le djihadisme, on l’est encore soi-même. Il faut haïr tout mécréant comme on hait le mécréant qui est en soi, et le seul moyen de le supprimer est de se tuer en tuant des mécréants. Dans le populisme nationaliste, de même, on n’est jamais assez de « souche ». La xénophobie est effort d’extraire l’altérité de soi. La haine de l’autre porte sur l’irréductible mélange présent dans les cultures humaines. La différence entre le populisme et le djihadisme ne réside donc pas dans une gradation de la haine. La haine est la même. On ne sait d’ailleurs pas ce dont les populistes sont capables. Les deux mouvements ont en commun la croyance que l’expulsion ou le meurtre de l’autre vont conduire à l’avènement d’un soi débarrassé des scories de l’altérité. Populistes comme djihadistes sollicitent le réveil de la nostalgie d’une société close, pourtant impossible et mortifère.
“Djihadisme et populisme, malgré ce qui les sépare, ont en commun de délester le sujet de la haine de soi en la projetant sur l’autre, et de projeter sur soi la haine de l’autre”
La haine ne s’oppose pas tant à l’amour qu’au langage. Elle détruit le langage en le réduisant à des invectives, des insultes, des cris. Le but de la terreur comme arme de guerre est de déstabiliser les sociétés en faisant l’économie du langage. Le terrorisme est une « propagande par les actes », une « action directe » qui refuse les voies langagières de la politique. Les idées ne doivent pas précéder les actes, mais émaner d’eux. De même, le succès populiste provient de la disqualification de la politique comme langage. La parole politique, selon les populistes, n’est que du « bla-bla ». Il faut croire les populistes lorsqu’ils se défendent de « faire de la politique ». Si c’est factuellement un mensonge, cela recouvre néanmoins une vérité si l’on considère, en suivant Aristote, que le principe de toute politique consiste à régler les affaires communes par la parole. Dans le populisme comme dans le djihadisme, la parole, notamment politique, est décrédibilisée. Quand on ne peut plus croire en des mots et des discours pour régler les affaires communes, il ne reste plus qu’à en venir aux actes. De même que le djihadisme réduit le Coran à quelques slogans même pas soumis à l’interprétation des théologiens, de même les populistes ne se réfèrent à aucune culture politique réfléchie, réduisant leurs analyses à un dénigrement général. Voter pour un parti populiste est déjà un passage à l’acte. Comme les djihadistes, les populistes formulent une même négation absolue et générale, et recrutent en tenant le même discours de la spoliation à ceux dont ils réclament les voix ou les corps. Rien n’est plus efficace que le ressort de la spoliation pour convaincre de renoncer à la parole libre. Dans les entretiens réalisés par la journaliste Marie Boëton avec des « jeunes qui rêvent d’un pouvoir autoritaire », une jeune femme « fait des yeux ronds » quand on lui parle de « libertés fondamentales », avançant qu’il y a des jours où elle ne mange pas. Djihadisme et populisme ont en commun d’instrumentaliser l’enrayement des processus d’intégration et d’ascension sociale. Dans les deux cas, le sujet aspire à se délester de lui-même comme sujet parlant et désirant, pour s’en remettre à l’autorité respective d’un Dieu ou d’un leader.
“Tous deux croient que l’expulsion ou le meurtre de l’autre vont conduire à l’avènement d’un soi débarrassé des scories de l’altérité”
Le populisme n’est pas une réaction au djihadisme, mais la poursuite du désaveu de la politique par d’autres moyens. Avant 2015, la politique était déjà fragilisée. Elle exige, pour être vivante, des discours consistants et des paroles cohérentes. Mais pour diverses raisons, depuis près d’un siècle, « la langue a fait vœu de pauvreté », pour reprendre l’expression de Victor Klemperer parlant de la langue des nazis. Le politique lui-même est gagné par cet appauvrissement. En réduisant les arts de gouverner à des techniques communicationnelles, c’est aussi le lien des paroles et des actes qui s’est dénoué. En privilégiant l’effet du dire sur son sens, et l’image aux dépens du réel, la politique contemporaine n’a pas pu, en France du moins, contrer les effets conjugués du djihadisme et du populisme.
novembre 2025