Stéphane Kellenberger : « Contrairement aux idées reçues, les magistrats ont beaucoup d’indépendance »
Après être avoir dirigé les parquets de Digne-les-Bains et de Lorient, Stéphane Kellenberger vient de prendre, en septembre dernier, de nouvelles fonctions à la tête du parquet de Brest. Un parquet aux actions variées, en charge notamment du tribunal maritime et de l’action de l’État en mer. Pour le magistrat, ces nouvelles fonctions complètent une vie professionnelle déjà diverse. Car avant d’être procureur, Stéphane Kellenberger a été avocat au barreau de Paris. Pour Actu-Juridique, il revient sur ce parcours judiciaire singulier. Rencontre.
Actu-Juridique : Vous venez de prendre vos fonctions à la tête du parquet de Brest. Comment s’organise-t-il ?
Stéphane Kellenberger : C’est un ressort littoral et maritime, diversifié et polyvalent par la nature de ses contentieux. On y retrouve ceux qui occupent traditionnellement un parquet près un tribunal judiciaire : les trafics de stups, les faits sériels, les violences intrafamiliales. Mais c’est aussi un parquet atypique, puisqu’il comporte des juridictions départementales. Il est pôle criminel départemental pour le Finistère, supervise aussi l’activité de l’unique établissement pénitentiaire du Finistère. Il est constitué d’un site principal du tribunal judiciaire, puis de deux annexes sur le port et enfin d’un site distant, à Morlaix, où un tribunal de grande instance supprimé de la carte judiciaire constitue désormais une sorte de chambre de proximité qui comporte notamment des contentieux pénaux et un cabinet de juge des enfants. En plus de la juridiction de droit commun et plutôt classique qu’est le tribunal judiciaire, nous avons une juridiction littorale spécialisée (Julis), un tribunal maritime et le pôle régional de l’environnement et menons l’action de l’État en mer au côté de la préfecture maritime. Depuis mon arrivée, cette activité est très dense. Nous avons procédé à trois saisies de drogue : la première, de six tonnes de cocaïne interceptées par la Marine nationale, la seconde, de 10 tonnes. Puis une intervention a permis de saisir 2,4 tonnes de cocaïne supplémentaires, soit une valeur marchande de 128 millions d’euros pour cette dernière. Enfin, nous avons piloté à distance l’interception d’un pétrolier naviguant au large de Madère, dont nous soupçonnions qu’il avait des activités illicites. Il n’avait pas de pavillon et a refusé d’obtempérer à un bateau de la défense nationale, ce qui est peu banal. De par cette très forte activité maritime, les fonctions de procureur à Brest sont diversifiées, rares et enthousiasmantes professionnellement.
AJ : Vous avez dénoncé, lors de votre audience d’installation, le manque de dotation de votre parquet…
Stéphane Kellenberger : Je trouve à Brest une équipe investie bien que trop contrainte. Nous sommes 9 au total. Cela fait 1,6 magistrat du parquet pour 100 000 habitants pour faire face à 30 000 procédures annuelles, parmi lesquelles certaines sont lourdes. C’est bien au-dessous de la moyenne nationale qui est de 3 magistrats du parquet pour 100 000 habitants, ce qui est déjà très faible par rapport au ratio allemand (7/100 000) ou européen (10/100 000). Ne serait-ce que pour approcher la moyenne française, nous devrions être 16. Le parquet s’occupe, comme je l’ai dit, de diverses spécialités. Tout cela se fait à effectif constant. La Bretagne est sous dotée. Longtemps, les dotations en magistrats et greffiers ont été prioritairement plutôt octroyées à la région parisienne, au Nord et au Grand Est, et à Marseille. Ces pôles méritaient légitimement d’être renforcés. Le grand Ouest était probablement considéré longtemps comme une région plus sûre. Cette réalité sociétale, peut-être vraie il y a 30 ans, a changé. Brest est la deuxième ville de Bretagne, elle compte des cités comparables à celles des grandes métropoles, des trafics, une économie souterraine qui génère une criminalité organisée et réalimentent la délinquance. Le parquet doit être présent sur tous les fronts. Nous sommes sur le fil en permanence, arrivons à maintenir un équilibre précaire parce que chacun est conscient de sa responsabilité. La contrainte est également physique : nous n’avons que deux salles d’audience. Un bâtiment devrait constituer une extension du tribunal judiciaire. On fait remonter nos difficultés, on priorise, on réorganise pour faire face. Cela ne nous empêche pas d’être très présents avec l’action de l’État en mer. C’est néanmoins un sujet de préoccupation pour les chefs de juridictions, que je porte avec la présidente.
AJ : Comment sont traitées les infractions maritimes ?
Stéphane Kellenberger : Le tribunal maritime intervient pour des infractions spécifiques en matière de navigation. Des infractions au pavillon, en termes de transports, d’atteinte à la sécurité en mer. Elles sont traitées lors d’audiences dédiées. Une loi remontant à 1926 répartit la compétence et pourrait être revue. Il y a des règles de connexité qui ne peuvent pas s’appliquer. Par exemple, le défaut de pavillon d’un navire et son refus d’obtempérer ne peuvent pas être jugés par la même juridiction. En effet, le défaut de pavillon relève du tribunal maritime et le refus d’obtempérer, du tribunal correctionnel. On ne peut pas lier les deux affaires, en l’état actuel du droit, même si toutes deux concernent le même bateau ! Quant aux saisies de drogue, elles relèvent de la criminalité organisée en mer. Elles seront appréhendées par différentes juridictions selon la nationalité des équipages et le pays d’origine du navire. Depuis mon arrivée, nous avons eu différents cas de figure. Nous avons eu à appliquer le principe de dissociation lorsque l’intervention a eu lieu dans un cadre qui répondait aux conventions internationales. Nous avons alors saisi et détruit la cargaison de cocaïne, et les membres d’équipage, tous de nationalité non-européenne, sont repartis. Lors de la deuxième intervention, nous avons saisi dix tonnes de cocaïne en provenance du bassin des Antilles. Nous nous sommes dessaisis au profit de la JIRS de Fort-de-France en Martinique. Enfin, lors de la troisième intervention, il n’y avait pas de Français à bord mais un Européen de nationalité espagnole. Notre juridiction s’est dessaisie au profit de l’Espagne qui a accepté sa compétence. S’il y avait eu un Français à bord, cela aurait sans doute été traité par le tribunal correctionnel de Brest ou par la JIRS de Rennes, selon le degré de complexité de l’affaire. À partir de janvier, nous pourrons aussi être amenés à travailler avec le nouveau parquet national de lutte contre la criminalité organisée, le PNACO. Le parquet de Brest est donc au cœur de l’articulation avec les JIRS, le PNACO, les juridictions ultramarines, la préfecture maritime. Cette synergie entre services et juridictions est à la fois stimulante et pas simple à mettre en œuvre avec les effectifs contraints dont nous disposons. Enfin, certains délits de pollution maritimes sont orientés par la Julis – les eaux de ballast, le dégazage en mer -, d’autres vers le pôle régional de l’environnement, qui couvre la Bretagne et les Pays de Loire, et traite les atteintes à la biodiversité dans leur ensemble, qu’elles soient maritimes, fluviales ou terrestres. Ce pôle se consacre à des dossiers complexes : la pollution des nappes phréatiques ou les algues vertes, par exemple, qui peuvent mettre en cause des personnes physiques ou morales, avoir une dimension transrégionale ou transnationale.
AJ : Vous étiez jusqu’en septembre au parquet de Lorient. Quel bilan dressez-vous de ces années ?
Stéphane Kellenberger : Le parquet de Brest et celui de Lorient ont un peu la même configuration, de par l’histoire de leur ville détruite par la Seconde Guerre mondiale, et par le fait qu’ils sont installés tous deux dans la ville la plus importante du département mais où ne se trouve pas la préfecture. Je vois dans mon arrivée à Brest à la fois une forme de continuité et de renouvellement. À Lorient, mon mandat a été rythmé par le Covid. Lorsque j’ai pris mes fonctions, la première des préoccupations était d’assurer une continuité de service pour les urgences tout en préservant les équipes. Au lieu d’aller vers l’extérieur, comme cela se fait habituellement lorsqu’on prend un nouveau poste, il fallait mettre en place une stratégie de repli. C’était contre intuitif. Très vite est arrivée la procédure hors-norme contre Joël Le Scouarnec, qui existait dans la forme préliminaire avant mon arrivée et a débouché dès octobre 2020 sur l’ouverture d’une information judiciaire faisant état de plus de 300 victimes. Ce nombre de parties civiles donnait hélas le vertige. C’est un dossier marquant professionnellement et humainement, même si on s’efforce de l’aborder sous un angle professionnel. Cela ne laisse ni insensible ni indemne. Mais c’est l’essence des carrières judiciaires d’être confronté à des drames. En 2015, à la tête du petit parquet de Digne-les-Bains, qui ne compte que 3 magistrats, j’avais dû gérer le crash de la Germanwings, l’avion Airbus qui s’était écrasé près du Vernet dans les Alpes-de-Haute-Provence. Avant que le dossier ait été repris par le pôle des accidents collectifs de Marseille, le parquet de Digne, primo-intervenant, avait été en charge de la préservation du site, de l’accueil des victimes, de l’établissement de 150 actes d’état civil de décès. Les carrières judiciaires sont jonchées de tels drames.
AJ : Avant d’être procureur, vous avez eu une première vie judiciaire comme avocat. Comment s’est passée cette première vie professionnelle ?
Stéphane Kellenberger : Très tôt, sans avoir dans mon entourage personne exerçant un métier du droit, j’ai eu en tête de devenir avocat. C’était une vocation précoce, éprouvée dès la classe de cinquième et qui ne s’est pas démentie. J’ai fait des études de droit à l’université Paris-Assas, avec cet objectif. J’ai passé une maîtrise carrière judiciaire et un DEA de droit privé général, sous la direction du doyen Gérard Cornu, éminent professeur de droit. En parallèle d’une thèse de doctorat que je n’ai jamais pu achever, j’ai passé l’examen d’entrée à l’école d’avocat et prêté serment en 1992. Je suis rentré au barreau de Paris où j’ai eu une expérience très enrichissante jusqu’en 1999. J’étais avocat généraliste, et également chargé de cours à Assas. En exerçant, je me suis toutefois rendu compte que la profession voisine, celle de magistrat, m’attirait plus. Je savais qu’il existait des passerelles, sans bien savoir lesquelles. J’ai appris qu’au bout de 7 ans d’exercice comme avocat, on pouvait à l’époque formuler une candidature fondée sur l’article 18-1 de la loi organique régissant la magistrature, qui permettait d’intégrer l’ENM sur titres après divers entretiens de recrutement du tribunal puis de la cour d’appel puis de la commission d’avancement de la Cour de cassation. Au terme de ce processus lent et complexe, j’ai eu le bonheur de rejoindre une promotion à l’ENM dont je suis sorti en 2001. J’ai pris mon premier poste de juge d’instruction à Bourges, puis j’ai été coordinateur du pôle criminel de Bourges, compétent pour trois départements du centre de la France. J’y suis resté jusqu’en 2009. J’ai ensuite quitté le siège pour le parquet général de Fort-de-France. Nous étions compétents pour la Martinique et la Guyane, avec une très grande diversité : l’action de l’État en mer, la coopération internationale. J’ai à l’époque été également conseiller justice du centre interministériel de formation antidrogue, le CIFAD, et chargé d’enseignement à l’Institut d’études judiciaires des Antilles. De retour en 2013, j’ai pris mon premier poste de procureur à Digne-les-Bains, qui appartient au plus petit groupe de parquets.
AJ : Passer d’avocat à procureur peut avoir l’air d’un changement radical…
Stéphane Kellenberger : Il n’y a eu aucun déclencheur, aucune déconvenue. Cette bascule résulte d’un cheminement personnel. En voyant travailler les magistrats, j’ai trouvé contrairement à certaines idées reçues qu’ils avaient beaucoup d’indépendance. L’avocat soutient la cause de son client, le magistrat cherche la manifestation de la vérité au pénal, les éléments qu’on lui rapporte au civil. Il avance sans a priori , uniquement soucieux de la preuve qu’on lui rapporte. À l’image des plateaux de la balance, il penche d’un côté ou de l’autre. Cette conception vaut y compris pour les magistrats du ministère public. La magistrature, c’est aussi plusieurs professions en une seule, avec des différences importantes entre les fonctions du siège et du parquet, entre le parquet général et celui de première instance.
AJ : Que vous apporte le métier de procureur ?
Stéphane Kellenberger : En tant que procureur, notre métier a aussi une dimension administrative : nous devons gérer les ressources humaines, des bâtiments, des équipes. Le parquet est un chef d’équipe, ou un capitaine de navire pour rester dans le registre maritime. Cela a parfois moins de rapport avec le droit, mais c’est très intéressant. Nous avons des leviers d’actions et des moyens d’agir sur la politique pénale, certes décidée au niveau national par le gouvernement et le ministère mais déclinée régionalement par le procureur général et la cour d’appel puis localement par chaque procureur de la République.
Nous prêtons le même serment que les magistrats du siège et ne sommes pas des accusateurs publics. Nous demandons aux officiers de police judiciaire d’enquêter à charge et à décharge. Le magistrat du parquet est le juge de l’opportunité et de la proportionnalité des poursuites, de l’orientation des procédures, et il statue de façon extrêmement libre. Un substitut parle au nom du procureur auquel il doit transparence et loyauté, mais sa parole est libre. Chacun porte ce qu’il souhaite, tant qu’il se situe dans le cadre de la loi et de la procédure. Je trouve cet exercice intéressant intellectuellement et m’y retrouve mieux en termes de personnalité.
AJ : Avoir été avocat dans une vie antérieure vous donne-t-il une autre approche de votre métier ?
Stéphane Kellenberger : Je l’espère. Je pense pouvoir dire que la façon dont j’aborde les choses est dans l’ouverture, la curiosité, l’écoute. Le parquet de Brest travaille avec le barreau, les institutions, l’université, le CHU, la marine. Chacun est dans son rôle mais les objectifs sont partagés, communs.