Dans l’antichambre des Cold Cases
Pour les familles dont les dossiers de « Cold Case » attendent d’être mis à l’étude par le Pôle des crimes sériels et non élucidés (PCSNE) de Nanterre, le contre-la-montre est dur à encaisser. Leurs avocats racontent.
Le 6 mai 1996, la vingtenaire Sophie Chéene disparaissait sans laisser de traces sur le quai de la Mayenne, à Laval. Cela fait 29 ans que l’enquête est au point mort. Pourtant, dès 2005 la jeune fille est considérée par une équipe d’enquêteurs et de magistrats comme une victime potentielle du couple Fourniret pour des raisons de proximité géographiques avec d’autres affaires et des points de chute. C’est pour cette raison qu’en 2017 et en 2022 une expertise ADN est lancée auprès de la famille de la disparue. Une nouvelle demande de la justice à laquelle la famille se plie, mais qui est suivie d’un trop long silence. Voilà pourquoi, en juin dernier, l’avocate Me Corinne Herrmann, saisie par le frère de Sophie Chéenne, déposait une requête pour obtenir une nouvelle étude du dossier par le pôle des crimes sériels ou non élucidés du tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine). Une requête comme une bouée de sauvetage pour la famille, qui entretient l’espoir infime de trouver la solution de l’énigme et d’apaiser leurs âmes. L’espoir que l’ADN de la disparue corresponde à l’une des traces découvertes dans le fourgon ou sur un matelas qu’utilisait Michel Fourniret et qui avaient permis de résoudre des cold cases .
Des affaires qui croupissent dans les tiroirs
Ce sont des affaires criminelles qui croupissent dans les archives des tribunaux, rouillent dans les serveurs. Des disparitions d’enfants, des meurtres sordides, des viols irrésolus. Des crimes qui entrent dans de mystérieuses séries, à l’instar de celles des disparus de l’Isère ou celles de l’A26, qui depuis les années 70, 80, 90, 2000, n’ont toujours pas été résolues. Des affaires qui laissent les familles dans le désarroi… à moins qu’elles ne soient considérées – après de nombreuses années de jachères – sous un nouveau regard. C’est dans ce but qu’en mars 2022, le Pôle des crimes sériels et non élucidés (PCSNE) a été lancé. Pour répondre à trois axes fondamentaux de progression : la spécialisation, le regroupement et la centralisation, et enfin la mémoire criminelle. “Tout s’est fait très vite, que ce soit en termes législatif, bâtimentaire, de ressources humaines… Pour des affaires d’une particulière complexité, le Pôle met en œuvre une justice spécifique de qualité, différente dans sa temporalité. L’écoute et l’accompagnement des victimes et de leurs proches sont également centraux », estimait au moment de l’ouverture Benjamin Deparis, président du tribunal judiciaire de Nanterre.
Depuis, le Pôle, organisé avec trois juges détachés de toute autre tache, a sélectionné 117 affaires sur 434 procédures examinées. Chaque année, les magistrats du parquet et ceux qui composent le Pôle choisissent donc d’intégrer de nouveaux dossiers à l’étude selon des critères précis : officielle, pour qu’un dossier de meurtre, de viol ou d’enlèvement soit transféré à Nanterre, il doit être en souffrance dans un parquet local depuis au moins 18 mois. 12 personnes ont été mises en examen suite à ces nouvelles investigations. Parmi eux, Dominique Pélicot, ont révélé nos collègues de Radio France, impliqué dans un meurtre avec viol à Paris en 1991, qu’il nie, et une tentative de viol en Seine-et-Marne en 1999, qu’il reconnaît après avoir été confondu par son ADN.
À la rentrée, le Pôle va accueillir un quatrième juge. Une arrivée qui va permettre l’examen de quelques dossiers de plus… Une goutte d’eau dans l’océan dont ne se contentent pas les avocats des familles. Selon Corinne Herrmann et Didier Seban, les deux avocats spécialisés qui ont travaillé sur l’ouverture du PCSNE il y a quatre ans maintenant, les affaires criminelles non élucidées représenteraient à la louche 4 000 à 6 000 dossiers. “C’est un chiffre noir en France, aux États-Unis, le FBI tient des listes de crimes non élucidés mais ce n’est pas notre cas et c’est un des problèmes auxquels on se confronte. Depuis le temps que je travaille sur ce type d’affaires, je suis troublé qu’aucun ministre de la Justice n’ait fait de la résolution des meurtres sa priorité”, souligne Didier Seban. “Un nouveau parquetier vient d’arriver donc je ne fais pas de procès d’intention, mais jusque-là, les 3 juges ne prenaient pas plus de 30 dossiers… est-ce qu’on ne pourrait pas monter à 40 ou 50 ?”, espère, quant à elle, Corinne Herrmann.
Des dossiers qui risquent d’être perdus à jamais
L’avocate représente les familles de plus de 15 % des cas étudiés par le PCSNE. En plus de l’ affaire Sophie Chéenne , elle se bat pour que le Pôle rouvre de nouveaux dossiers en souffrance. Un travail de titan qui la pousse à soutenir les familles, explorer des pistes, chercher des scellés et tenir les magistrats par la robe : “Quand le parquet dit : « on a examiné 400 affaires et sélectionné 100 », c’est 300 familles qui sont laissées sur le carreau ! Quand le PCSNE a été créé, la façon dont il serait saisi n’avait pas été pensée de façon prioritaire. En tant qu’avocat des familles, nous devons, pour que nos dossiers soient étudiés, convaincre 4 magistrats différents (les deux juges d’instruction en charge du dossier et les deux juges d’instruction du Pôle) y compris ceux qui ont le dossier en main dans les juridictions. Celui qui a prééminence, c’est le parquet du pôle, mais jusqu’ici nous n’avons que des magistrats pas spécialistes des cold cases, qui ont tendance à choisir des dossiers qui sur le principe sont plus susceptibles d’avancer”. La ténor du barreau, qui sait s’appuyer sur les médias pour rappeler certaines affaires au bon souvenir de la justice, regrette que les critères de sélections ne soient pas plus transparents : “En général, les dossiers qui sont sélectionnés sont tous des cold case non résolu avec des caractéristiques qui peuvent se regrouper par région, un mode opératoire, et déjà un tueur qui aurait agi dans la région. Les cas peuvent s’inscrire dans des parcours criminels déjà connus. Selon moi cela ne suffit pas : déjà j’ai fait des demandes sur des parcours connus et un dossier est passé au travers, ensuite il existe un chiffre noir des tueurs en série, beaucoup d’affaires qui demeurent inconnues dans de nombreuses régions ! Et l’avocate en est certaines : dans la catégorie des cold cases, le jeu des probabilités ne fonctionne pas : “On peut avoir de grosses surprises : très récemment un dossier sur lequel je ne misais pas particulièrement a connu un petit coup de théâtre” !
Didier Seban regrette, quant à lui, que certains dossiers ne fassent pas l’objet d’une enquête sérieuse car les enquêteurs privilégient dès le départ une hypothèse accidentelle ou un suicide : “C’est un véritable parcours du combattant et pour certains dossiers où il y a débat sur accident, suicide ou meurtre, la situation est encore plus délicate. Je travaille par exemple sur le dossier Stéphane Kameugne (jeune étudiant décédé à Châlons-en-Champagne en 2008) où il y a une bataille d’experts dont on n’arrive pas à sortir. La famille a beau insister, se manifester, demander réparation auprès de la justice, nous n’avons toujours pas de chef d’enquête, on manque d’enquêteurs. La justice ne se mobilise pas et des scellés peuvent de nouveau se perdre (la voiture du jeune homme a été “oubliée” à la fourrière pendant 10 ans, des prélèvements ont été détruits, NDLR)”.
C’est ce qui touche le plus l’avocate, dans cette antichambre du PCSNE, le risque que certains cold cases le restent à tout jamais, en l’absence d’examen. “À mon sens, on n’a pas mesuré ce que représentaient les cold cases. En matière de justice, l’offre est insuffisante face à la demande, je veux juste que les familles aient des réponses surtout en matière de disparition ou là c’est très complexe. Les juges locaux courbent sous la tâche mais auraient besoin de relais des affaires en attentes et des criminels en série qui sont dehors. Il faut un regard plus large sur les affaires. On quémande pour que nos dossiers aillent au pôle déjà en surchauffe, c’est harassant”. L’avocate évoque à demi-mot un lobbying qui implique un travail émotionnel intense pour convaincre les magistrats sans les vexer de se dessaisir de leurs vieux dossiers. Elle évoque aussi le contre-la-montre dans lequel elle est engagée : “Dans le dossier Ouadi qui bloque actuellement (Anissa Ouadi, 5 ans, l’une des petites filles disparues en Isère dans les années 1980), s’il reste des scellés ils peuvent être détruits ! La conservation des scellés et des anciennes procédures est cruciale pour résoudre les affaires. Émile Louis a été confondu pour partie grâce aux archives de la gendarmerie !”
Selon Didier Seban, dont le cabinet est lié à la création du PCSNE, la question de l’archivage est cruciale pour la résolution des cold cases, comme pour leur définitive mise au placard. “Il y a quelques années, une magistrate honoraire avait été amenée à reprendre les ordonnances de non-lieu criminelles rendues à Paris et sur la base de cette analyse avait pu faire rouvrir des dossiers qui contenaient des points communs. Elle avait pu mener cette analyse partout sauf à Créteil qui n’avait pas conservé d’archives numériques. C’est un drame absolu, selon nous. Les serveurs des tribunaux ne sont pas entretenus et cela impacte sur le long terme la résolution des affaires passées, actuelles voire à venir”. L’avocat a interpellé le garde des Sceaux à ce sujet.
Des familles éplorées
La création récente du PCSNE et la médiatisation de certaines résolutions, comme l’ affaire Estelle Mouzin , ont suscité une grande vague d’espoir pour les familles touchées par les cold cases. Mais cet espoir est mâtiné par le si petit nombre d’affaires prises en compte qui provoque une certaine inégalité de traitement, regrettent les avocats. “Quand un parquetier, dont le tribunal est en échec depuis plus de 20 ans sur un dossier, refuse de transmettre au PCSNE c’est incompréhensible. On peut tenter de faire cette procédure plusieurs fois mais on ne peut pas faire appel dans la majorité des cas (sauf si les affaires sont dans les Hauts-de-Seine). C’est une souffrance d’autant plus grande qu’elle suit une période d’espoir. Quand les affaires ne sont pas sélectionnées, les familles interprètent cela comme un rejet, après 20 ans d’attente. Ça les bousille affectivement. J’ai un client qui voulait faire une grève de la faim, s’enchaîner aux grilles du tribunal”. Corinne Herrmann rappelle que son travail auprès des parquetiers a un coût émotionnel sur les familles : “Concernant les disparus de l’Isère, un suspect a été arrêté en novembre dernier pour le meurtre de la jeune Nathalie Boyer, on est peut-être sur la piste d’un tueur en série, j’ai fait les demandes pour lancer des recherches en correspondances et je n’ai obtenu aucune réponse depuis 6 mois. La famille d’une jeune enfant disparue me fait confiance, ils attendent, ils attendent et je ne sais pas quoi dire”.
Au-delà de la famille, l’avocate considère que ce type d’affaire a besoin d’être résolu pour des raisons communautaires. “Une petite fille disparaît et c’est tout une région qui est glacée. Dans le cas d’Émile Louis, de nombreuses jeunes filles de l’époque se souviennent encore d’avoir été enfermées par leurs parents, dans le cas des disparus de l’Isère toute la région a besoin d’obtenir une réponse pour cicatriser, lever les doutes. L’absence de réponse de la justice est une catastrophe. J’ai rencontré une juge d’instruction qui a choisi cette carrière car elle voulait agir à son niveau sur un cold case qui avait touché sa région de naissance”. Corinne Herrmann appelle, insiste, “telle un grouillot”, des institutions qui ne répondent pas. “Ils sont débordés, oui, mais ce n’est pas le problème des familles. La justice est censée être un service public et les non-lieux dans les affaires criminelles cela ne devrait pas exister”, souligne-t-elle. Et que dire des survivants concernés par les cold cases ? Les magistrats du PCSNE instruisent en majorité des affaires d’homicides (69 % des procédures), et d’enlèvements (21 %) mais aussi des affaires de viols (10 %). Comme l’a montré l’enquête implacable de la journaliste, Alice Géraud, “ Sambre, radioscopie d’un fait divers ” (éditions JC Lattès) montrant que des victimes de viol d’il y a trente ans, dont les dossiers s’étaient perdus dans les tiroirs des commissariats ou des juges, ont parfois obtenu une réparation après le verdict reconnaissant la culpabilité du violeur en série pour 54 actes. Depuis le verdict, 13 victimes se sont manifestées.
Pour d’autres victimes, l’abattement de l’attente s’est mué en colère. Grégory Dubrulle avait 7 ans en juillet 1983 quand il a été kidnappé, violé et laissé pour mort. Son nom appartient à la liste des disparus de l’Isère dont il est le seul survivant. À l’époque, pas de soutien psychologique pour des victimes dénuées de statut. Il lui a fallu attendre 34 ans pour être enfin entendu par une juge d’instruction… Pour l’occasion, le quadragénaire s’était rasé la tête pour que les cicatrices de la tentative de meurtre éclatent au grand jour. Auprès de nos confrères du Parisien , il évoquait à l’époque son sentiment de révolte, suite à ce qu’il qualifiait presque de mise au ban : “Je suis dans un état de révolte. Je n’y crois plus. (…) Un jour, on ouvre l’enquête. Le lendemain, on la referme. Puis on l’ouvre encore. Trente-trois ans après la tentative de meurtre à mon encontre, la justice est incapable d’apporter une réponse. La commission d’indemnisation des victimes me propose 10 000 euros pour tout ce que j’ai enduré. C’est une insulte !”, avait-il affirmé. “Cette justice ne vaut rien. Elle a même perdu les scellés me concernant.” Corinne Herrmann représente aussi l’une des survivantes du Grêlé, ce violeur et tueur en série qui a sévi dans les années 1980 et 1990 et s’est donné la mort en 2021 au moment où il allait être confondu. “Pendant 30 ans de sa vie, la justice ne l’a pas écoutée. Elle avait peur – comme Grégory Dubrulle – que la personne qui lui avait fait du mal revienne. Depuis qu’elle a appris sa mort, elle va mieux mais je tremble de cette souffrance qu’ils portent eux. On ne mesure pas ce que l’absence de réponses provoque… et aucun pretium doloris (dommages) ne peut compenser cela”, souligne-t-elle.